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La nuit

Morne, indolente, habillée de pluie, recouverte d'asphalte froid et de gris. La nuit mon amie, ma femme, ma bien aimée. Je reconnais son goût d'acier, je la sens avant de la voir. Un froid sublime m'envahit, une douce attente s'installe au creux de mon ventre, qui tire mes entrailles pour se lover en moi et là, faire son lit. Mon sang, livide, afflue aux tempes et m'éblouit de rouge et de pluie fraîche, et des fraîches odeurs de la nuit, ma femme, mon amie, ma bienheureuse.

La nuit est un univers propice à tous les rêves, à toutes les fantaisies, à l'inversement de tous les tabous, naissance d'un espace-temps différent où tout est permis. La nuit me nourrit, m’offre une nouvelle vie que je vis de mon lit.. Et mon corps se mouvant, chaque parcelle de ma peau ressent la caresse des draps. Espace-temps étrange et mutique où je suis parfois le maître de mon destin.

Elle est le lieu le plus triste où je puisse me réfugier, car toujours seul. Petite sœur malheureuse contre laquelle je me blottis. Promesse de la réalité de la mort qui va venir, un jour ou une nuit, me prendre et m’emmener dans sa nuit éternelle. Elle est l’avènement de tous les possibles, le par cœur de mes peurs d’enfant. La nuit est ma meilleure amie, ma bienvenue. Silencieuse, elle rampe jusqu'à mon lit ; perverse elle se couche sur moi, s'empreinte dans mes chairs consentantes. Et je me régale de ses mensonges non tenus, de ses illusions faciles qui me font désirer la vie du lendemain meilleure et plus belle, et qui ne le sera jamais, et qui me rira au nez. Elle me piège dans mes pensées les plus secrètes et dévoile, impudique, tous mes plans de bataille.

Moi qui connais bien cette compagne clandestine, qui l’ai parcourue tant de fois d’un bout à l’autre de son existence, je sais maintenant que la nuit ne s’abat pas sur la lumière comme une fatalité, qu’elle n’est pas cette masse sombre qui nous submerge, et nous berce, et nous endort, et nous fait traverser des Styx empoisonnés. Elle descend par couches successives. Doucement, elle s'immisce, fait sa petite affaire et s'en va. J’ai réussi à la capturer dans six des positions de son Kama-Sutra. Pour moi, il y a six secrets que la nuit n’a pas su garder.

Le premier émane du mondes de rêves. Que je sois en veille ou en sommeil, le rêve trotte sur mon front, et soulève mes paupières pour se regarder un peu. Brumes noires, grises, roses, rouges. Des formes apparaissent, des gens que je connaissais. Des oiseaux aux grandes ailes ridicules qui épongent mon visage, merveilleux. Des cauchemars, qui remontent de l'enfer, de désirs inassouvis, des attentes cruelles.

C’est le moment si particulier où la maison est calme, où le silence s’installe. Je brasse-coulée entre les draps. Que cet ardent délire ne cesse pas. Oui, la nuit me nourrit de rêves...

C’est toujours la même vieille histoire. Je me suis dirigé vers le lit vide retrouver ma solitude. N’y a-t-il donc aucun espoir ? Mais bientôt le néant m’attrape de ses gros bras et m’habite. C’est lui qui me fait l’amour. C’est lui qui tient ma tête dans ses mains et me ballotte d’une rive à l’autre de mon lit. C’est lui qui m’enfonce la tête dans les draps pour que je ne respire pas et qui me ranime lorsque je remonte épuisé. C’est lui qui me susurre des mots d’amour et qui se rit de moi lorsque vainement je tente de le saisir. C’est lui que je ne peux étreindre et qui me bouleverse et qui me laisse chavirer dans le précipice de mes fantasmes. Alors il prend les allures sordides d’une belle femme à la longue chevelure moirée. Elle avance en roulant sa croupe qu’elle posera sur mon ventre. Et tournant vers moi son regard plein de vice, elle sourit d’un sourire enfantin et corrompu. Ou alors il devient un homme aux yeux noirs qui, le sexe en avant, se couche sur moi et boit ma peau, petit à petit jusqu'à ce que je m’efface et que mon appréhension se transforme en plaisir. Peut-être viendront-ils tous les deux en même temps, et après s’être un peu amusés de mon corps, s’accoupleront-ils sous mes yeux ébahis et envieux. Evidemment, elle sera la plus vicieuse et exigera des choses toujours plus sales. Puis elle viendra mettre sa main sur ma bouche et d’une caresse me dire : « You silly thing ! ».

Ce n’est pas le matin qui les chasse, pas encore. Car arrive mon pire ennemi.

Lui n’a pas besoin de se draper dans des costumes noirs, dans des robes de veuve, dans des voiles de misère pour que je le reconnaisse. Il me fait penser à la journée écoulée, et à toutes les autres, à mon passé, à mon avenir qui sombre déjà à mes pieds. Il entre par la bouche, y laisse un goût de larmes et descend le long de mon oesophage. Je l’entends gargouiller dans mon estomac de son rire bouffon, car il a en plus le sens de la dérision. Il sortira dans un pet silencieux et odorant, c’est tout ce qu’il mérite. Il n'aura laissé qu'une petite amertume, pas si désagréable que cela, qui m’offre un joli rôle. Je suis si malheureux que cela me réconforte. Ce n’est plus l’échec ou la peur de l’échec qui frissonne en moi, c’est un sentiment d’injustice. Il n’est pas terrible, ni oppressant. Il me donne la certitude d’exister. J’existe enfin à travers lui qui me crucifie. Par douleur, j’épouse toutes les douleurs... Et je ne suis plus seul, et je suis beau, et je suis incroyablement triste. Le désespoir me va si bien.

Monte alors de mon bas-ventre le tenaillement des désirs et des espoirs. Là où je reconstruis ce qui, le jour, s’acharne à s’effondrer. A la lumière épaisse des ténèbres, je rectifie, je peaufine, j’embellis, je souligne, je magnifie. Je m’admire enfin d’être si humble, de ne pas désirer plus alors que je mérite tant, et de me concocter une petite vie qui suffit à me remplir le cœur. « Demain, au lever... Il ne faut pas oublier... Et puis j’irai... Et, je dirai... » Pourquoi, dans ma tête, tout devient-il si simple ? Pourquoi personne ne sait à quel point je suis quelqu'un de bien ? Si je vivais en accord avec cet esprit débordant de réparties drôles, d’intelligence, comme je serais heureux. Mais demain, demain je le ferai. Demain, je serai tout ce que j’ai décidé d’être. Et je m’exalte, et je transpire, me tournant et me retournant sur moi-même dans du tissu brûlant. Cette fois, je ne dors pas, je ne peux plus, j’ai trop hâte de vivre. Et le sommeil s’empare alors de moi, au moment où je m’y attends le moins, après avoir lutté contre lui toute la nuit, après l’avoir attendu pour me délivrer de toutes les fatigues. Et le voilà, à la fin. Je ne l’avais pas entendu. Il m’entraîne, je ne me sens pas partir. Lâche, sais-tu seulement la vie qui m’attend ? Attend, écoute, je ne suis pas fatigué. Ne le laissez pas m’emmener encore. Demain, j’aurai oublié... Et l'on ne m’entend pas. Bienveillant, on dépose un baiser sur mon front agité, et l'on m’envoie en exil des vivants.

Je dérive entre les exigences de ma sombre maîtresse jusqu'à ce que vienne poindre le matin à l’horizon de ma vie. Et la clarté revient, et le jour bleuit derrière mes paupières, et les couleurs de la nuit se fanent...

The Only Ones
Ecrit par Gala, le Samedi 27 Décembre 2003, 23:59 dans la rubrique "Histoires sottes".
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